XII
Lentement, à la façon d’une fourmi cherchant son chemin, mais avec beaucoup moins d’aisance cependant, Bill Ballantine se hissait le long de l’effrayante falaise rocheuse. Comment, à vingt reprises déjà, peut-être davantage même, n’avait-il pas été précipité dans le vide ? Il lui aurait été bien difficile de le dire. Son énorme corps réussissait parfois à prendre appui sur une aspérité qui aurait à peine suffi à supporter un enfant de dix ans.
Suspendu dans le vide, l’Écossais comprenait pourquoi l’Ombre Jaune avait choisi la vieille forteresse mongole pour y installer ce repaire qui, pour des hommes venus par voie de terre, était quasi inexpugnable. Mètre par mètre, il grimpait, collé à la roche tel un scolopendre. Quelquefois, il demeurait pendant de longues secondes accroché par l’extrémité des doigts, les pieds tâtant désespérément sous lui pour chercher un point d’appui. Quand il avait trouvé ce dernier, il repartait, pour devoir recommencer presque aussitôt les mêmes exploits d’équilibriste.
La fatigue aidant, ses maux de tête de tout à l’heure, un peu atténués par le comprimé, étaient reparus. En outre, son visage, brûlé par le soleil, lui cuisait. En dépit de ces tortures, il devait atteindre sain et sauf le sommet de la falaise, tour de force que, probablement, aucun homme avant lui n’avait accompli. Seule, la volonté de rejoindre Monsieur Ming lui avait sans doute donné la force d’accomplir un tel exploit.
Durant une dizaine de minutes, il se reposa sur une étroite corniche, un mètre à peine, laissé au bord de la falaise par les constructeurs de la forteresse. Il était essoufflé et ses mains étaient en sang. Pourtant, le fait d’avoir mené à bien l’ascension du piton rocheux lui rendait confiance. Il lui restait à escalader une dizaine de mètres de muraille artificielle, et ce nouvel exercice lui serait facilité par le fait que les blocs avaient été assemblés sans ciment, les interstices entre eux formant échelle.
Il fallut dix minutes à peine à Bill pour venir à bout de ce dernier obstacle. Comme il franchissait les derniers mètres le séparant du sommet de la muraille, une crainte lui vint. Et s’il ne trouvait pas Ming ? Si ce dernier était absent de la forteresse ?
Ballantine se souvint alors des paroles prononcées par la jeune métisse, peu après qu’elle l’eut délivré, quelques heures plus tôt : « Si vous voulez atteindre Ming, attendez la nuit pour vous glisser jusqu’à la butte au sommet de laquelle est bâtie la forteresse.
Méfiez-vous des sentinelles. Pour parvenir jusqu’à Ming, gravissez le flanc nord de la butte. Il est dominé par une muraille qui soutient une large terrasse sur laquelle donne le logis de votre ennemi. Tuez-le !… » La petite mendiante paraissait bien renseignée et ses paroles étaient trop affirmatives pour qu’il pût y avoir le moindre doute quant à la présence de l’Ombre Jaune dans son repaire.
Un ultime effort, et les mains meurtries du colosse accrochèrent le faîte de la muraille. Il effectua un dernier rétablissement et se trouva à plat ventre sur un large parapet de pierre longeant une grande terrasse pavée, au fond de laquelle s’ouvrait une série d’arcades derrière lesquelles brillaient des lumières électriques éclairant des salles luxueusement meublées.
« Les appartements de Ming, songea Ballantine. Reste à découvrir Ming lui-même… »
Mais, déjà, ses regards avaient accroché cette haute silhouette accoudée au parapet, à l’autre extrémité de la terrasse. L’homme lui tournait le dos, mais, grâce à la lumière de la lune haute et pleine, Bill avait reconnu le costume sombre de clergyman, la nuque épaisse et l’énorme crâne jaune, aussi poli qu’un œuf.
« Ming !… C’est Ming !… » À la seule pensée d’avoir ainsi son ennemi à sa portée, l’Écossais oublia toute fatigue, toute souffrance, et une énergie nouvelle, monstrueuse, gonfla ses muscles.
Instinctivement, il porta la main au revolver passé dans sa ceinture, mais il n’acheva pas son geste. « Non, se dit-il, pas de coup de feu. Je vais le tuer avec mes mains. Alors seulement, ma vengeance sera complète… »
Là-bas, l’Ombre Jaune n’avait pas bougé. Lentement, en ayant soin de ne pas faire le moindre bruit, Bill se laissa glisser sur la terrasse. Sur la pointe des pieds, il se dirigea vers son ennemi. Pourtant, comme il ne se trouvait plus qu’à quelques pas de Ming, celui-ci, l’attention éveillée sans doute par le crissement, si ténu fut-il, d’une semelle sur les dalles, se retourna brusquement. Sur son large visage au nez épaté, aux pommettes démesurément saillantes, éclairé par des yeux couleur d’ambre ou de topaze, aucune surprise ne se marqua. Seul, un sourire découvrit des dents pointues, qui n’avaient rien d’humain ; des dents de bête carnassière.
— Voilà monsieur Ballantine, dit Ming avec un calme déroutant. Je suppose que, cette fois encore, vous venez pour me tuer.
Bill ne répondit pas. Il tenait les regards baissés, évitant avec soin de rencontrer ceux du Mongol, dont il connaissait le pouvoir hypnotique.
— Oui, vous venez pour me tuer, je le sais, continua l’Ombre Jaune.
Il désigna le revolver dont la crosse émergeait sous la ceinture de l’Écossais et demanda :
— Pourquoi ne prenez-vous pas votre arme ?… Je comprends, vous voulez me tuer avec vos mains nues… Comme vous devez me haïr, monsieur Ballantine !
Dans les paroles du monstre, il y avait un accent de persiflage qui décupla la rage destructrice de Bill.
— Oui, Ming, jeta-t-il d’une voix sourde, je vais vous tuer. Je vais vous étrangler tel un vulgaire poulet. Vous êtes fort, je le sais, mais je le suis au moins autant que vous. Et puis, j’ai le droit de mon côté.
L’Ombre Jaune se mit à ricaner.
— Le droit !… Vous me faites rire, monsieur Ballantine. Personnellement, je ne connais qu’un seul droit : le mien, celui que je m’octroie…
Tout en parlant, Ming s’avançait insensiblement vers l’Écossais qui, tout en évitant toujours de rencontrer les redoutables yeux jaunes, surveillait la main droite de son ennemi. Cette main postiche, en acier et commandée directement par l’influx nerveux du cerveau.
Et, soudain, cette main jaillit vers Ballantine, qui ressentit une violente douleur à l’épaule, un peu comme si un étau lui broyait les os et les muscles. Mais, déjà, presque en même temps que Ming, il passait à l’action. Son poing droit – ce poing gros comme une tête d’enfant et dont le punch équivalait en puissance à une ruade de cheval – son poing droit donc frappa Ming à la mâchoire. L’étreinte de la main d’acier se relâcha. Pourtant, le Mongol, tant était grande sa vitalité, ne tomba pas, et il fallut que Bill redoublât du gauche, puis triplât du droit pour qu’enfin il s’écroulât.
Se jetant sur son adversaire étendu, Ballantine lui entoura le cou de ses mains ouvertes. Il allait serrer, quand l’Ombre Jaune, que les coups, pourtant violents, avaient seulement projetée sur le sol sans lui faire perdre connaissance, parla.
— Non, monsieur Ballantine, ne m’étranglez pas. Ce serait signer votre arrêt de mort. Regardez derrière vous…
Croyant qu’il s’agissait là d’une ruse, le géant n’eut garde d’obéir. Ce fut seulement quand il sentit le contact froid du canon d’une arme à feu sur sa nuque qu’il comprit. Il tourna la tête et vit que six Mongols aux visages farouches se tenaient derrière lui, braquant de lourdes et menaçantes mitraillettes.
Lentement, l’Écossais se releva. Sans paraître se ressentir réellement des coups qu’il venait de recevoir, Ming en fit autant. Il souriait, découvrant ses dents de fauve.
— Vraiment, monsieur Ballantine, dit-il d’une voix où pointait une légère ironie, vous êtes un bien redoutable adversaire. Pourtant, vous auriez dû savoir par expérience que, jamais, l’on ne me prend au dépourvu.
Il fit un geste en direction des Mongols et prononça quelques mots en une langue à laquelle Bill ne comprit goutte. Deux des gardes lui saisirent les bras et les lui rabattirent derrière le dos pour, ensuite, lui lier solidement les poignets avec une cordelette de soie.
Alors seulement, Bill réalisa qu’il venait une fois encore de jouer contre Monsieur Ming… et de perdre.
*
**
— Voyez-vous, monsieur Ballantine, commença l’Ombre Jaune, quand vous avez pris pied sur la terrasse, je vous attendais… C’est-à-dire, pour être plus précis, que j’attendais quelqu’un sans savoir avec précision que c’était vous. Tout ce que je pouvais faire, c’était le supposer…
Les deux hommes se trouvaient à présent dans un somptueux cabinet de travail au plafond voûté. Les dalles du sol avaient été recouvertes par d’épais tapis dans lesquels les pieds s’enfonçaient comme dans de la mousse et des tapisseries anciennes, persanes ou chinoises, aux coloris rares, aux sujets précieux, dissimulaient la pierre brute des murailles. Un peu partout, des sculptures arrachées aux vieux temples bouddhistes ou hindouistes de la jungle érigeaient leurs formes tourmentées, leurs faces grimaçantes ou sereines selon qu’il s’agissait de démons destructeurs ou de dieux bienfaisants.
Bill Ballantine, les mains toujours liées derrière le dos, avait été étendu à même le sol. À quelques pas de lui, Ming était assis sur un grand divan recouvert de soies chinoises.
— Vous avez eu tort, comme toujours, de me sous-estimer, monsieur Ballantine, continuait le Mongol. Votre ami, le commandant Morane, m’a sous-estimé lui aussi, il n’y a guère, et cela lui a coûté la vie… En ce qui vous concerne, je connaissais votre présence en Birmanie depuis le jour où vous y avez débarqué. Mais je ne vous ai pas sous-estimé, moi. Je savais que vous étiez là pour venger votre ami et que la vengeance peut parfois se révéler une grande force pour celui qu’elle étreint. Voilà pourquoi, à Rangoon, j’ai voulu vous faire assassiner par mes dacoïts, auxquels vous avez cependant réussi à échapper. Le lendemain, au cours de la nuit, un cobra royal fut glissé dans votre chambre, à Mandalay. Mais, encore une fois, vous êtes parvenu à éviter le danger. Naturellement, j’étais tenu au courant, par radio, de tous vos agissements, ou presque. Peu après votre départ de Mandalay, j’appris que vous aviez été capturé par des écumeurs de l’Irrawaddy. Ces écumeurs, comme tous les dacoïts de Birmanie et d’ailleurs, me sont inféodés et me paient tribut. Pourtant, quand je voulus leur donner l’ordre de vous confier à mes émissaires, il était trop tard. Vous leur aviez déjà brûlé la politesse après avoir mis leur chef à mal… À partir de ce moment, je perdis votre trace, jusqu’au moment où, au pied de cette forteresse, vous avez assailli ma sentinelle.
L’Ombre Jaune se tut tandis que, de son côté, l’Écossais demeurait silencieux. Cependant, il n’en pensait pas moins. « Ming semble tout ignorer de mes contacts avec U-Win et le docteur Partridge, songeait-il. Il semble ignorer également que c’est grâce à leur aide qu’il a perdu ma trace jusqu’à ce que j’atteigne la forteresse. Mais ce que je me demande, c’est comment la sentinelle, avant de mourir de façon inexplicable, a pu donner l’alarme. Elle n’a pourtant pas poussé un seul cri… »
Monsieur Ming dut deviner cette dernière pensée de son prisonnier, car il continua :
— Je sais que cette histoire de sentinelle vous intrigue, monsieur Ballantine. Sachez cependant que la plupart de mes gardes ont tous subi une opération spéciale. En plus d’un grand savant, versé dans toutes les sciences, je suis un grand chirurgien, ne l’oubliez pas. À nombre de mes gardes, j’ai donc inséré, à la base du crâne, un poste émetteur minuscule alimenté par une batterie sèche plus minuscule encore et se rechargeant automatiquement sur les impulsions électriques du cerveau. À cette batterie est reliée également une bombe en réduction, grosse à peu près comme un petit pois. Le poste émetteur transmet à une centrale établie dans cette forteresse tous les propos que le garde échange avec une autre personne. S’il trahit, l’éclatement de la petite bombe est commandé à distance. Éclatement silencieux qui, en détruisant les centres vitaux, provoque une mort immédiate. Quand vous avez capturé la sentinelle, vos paroles et les siennes ont été enregistrées ici et lorsque, sous la contrainte, elle a consenti à vous fournir les renseignements que vous demandiez, la bombe a aussitôt rempli son office. Devinant que vous alliez tenter d’escalader la muraille, je vous ai attendu, et vous êtes tombé dans le piège.
— Et si, au lieu de vous affronter à mains nues, interrogea Bill, j’avais fait feu sur vous ? Vous couriez un gros risque en vous exposant ainsi.
L’Ombre Jaune secoua la tête.
— Toutes mes précautions étaient prises, croyez-le. Dès que vous avez pris pied sur la terrasse, des tireurs d’élite vous visaient. Si vous aviez fait miné de braquer votre revolver sur moi, vous auriez aussitôt été abattu.
Tout s’éclairait à présent pour Ballantine, et il comprenait les paroles du malheureux garde : « Moi pouvoir rien dire… Si moi parler, moi mourir… »
Le pauvre diable, connaissant la présence en lui du poste émetteur et de l’engin de destruction qui l’accompagnait, se savait promis à une mort certaine s’il répondait aux questions de l’Européen. Malgré cela, Bill l’avait obligé à répondre, provoquant sa mort sans le savoir.
Une répulsion insurmontable à l’égard de l’être génial mais criminel capable d’avoir imaginé un moyen d’esclavage aussi diabolique envahit Ballantine. Il serra les poings, banda les muscles pour essayer de briser ses liens. Pourtant, ceux-ci étaient solides, et ils tinrent bon.
— Ming, vous êtes un monstre, gronda l’Écossais, et j’aimerais pouvoir vous écraser à coups de poing.
— Vous n’êtes pas en état de me menacer, monsieur Ballantine, répondit l’Ombre Jaune sans se départir de son calme. Ce ne sera pas vous qui m’empêcherez d’être, tôt ou tard, le maître du monde… Mais nous n’en sommes pas là pour l’instant. Ce qui me préoccupe, c’est quel sort choisir pour vous. Bien sûr, je pourrais vous faire exécuter sans autre forme de procès. Pourtant, ce serait là une mort bien trop douce…
Le Mongol s’interrompit et, tout en considérant son prisonnier d’un air narquois, parut réfléchir.
— Non, non, décidément, je ne puis me résoudre à vous tuer, monsieur Ballantine, reprit-il au bout d’un moment. Un homme si fort !… Ce serait dommage, surtout que, en cherchant bien, je trouverais certainement à vous employer…
Nouveau moment de silence. Nouvelle expression songeuse de Ming, qui s’exclama enfin :
— C’est cela !… Voilà la solution !… Vous avez tué un de mes gardes ? Eh bien ! vous allez le remplacer avantageusement… Quelques jours de secret dans une cellule. Ensuite, je vous insérerai un petit poste émetteur et une petite bombe à la base du crâne, et le tour sera joué. Que vous le vouliez ou non, monsieur Ballantine, vous serez obligé de me servir. Sinon, pffft… Que pensez-vous de ma proposition ?
— Je pense que vous êtes complètement cinglé, Ming. Ce dont vous avez davantage besoin, c’est d’un bon psychiatre et d’une maison de fous avec douches, camisoles de force et tout le bataclan… Vous savez bien que jamais je ne vous servirai. Dès le premier jour, je m’arrangerai pour que vous soyez obligé de faire sauter la bombe, et bonsoir la compagnie ! Je préférerais mourir lentement dans les plus horribles tortures plutôt que de devoir me faire complice d’un criminel de votre espèce.
Ming haussa les épaules.
— Des mots que tout cela !… Vous n’êtes pas idiot, monsieur Ballantine, et vous devriez savoir que l’instinct de conservation est presque toujours le plus fort. Dans quelques jours, je vous ferai subir la petite opération dont je vous ai parlé. En attendant, vous allez pouvoir goûter au charme de mes cachots. J’ai inventé un petit système de fers qui, réellement, n’a pas son pareil pour briser les volontés les mieux trempées…
Saisissant une petite mailloche de cuir posée sur le sol, l’Ombre Jaune en frappa un gong d’argent. Quelques secondes plus tard, une demi-douzaine de gardes pénétraient dans la pièce. Ming leur adressa quelques paroles en une langue qui devait être du mongol et, obligeant Ballantine à se redresser, ils l’entraînèrent au-dehors.